Design éthique — mort du design.

Design non éthique
7 min readSep 25, 2018
Aucun éléphant ne s’est jamais réjoui d’être mis dans une réserve.

— In an environment that is screwed up visually, physically, and chemically, the best and simplest thing that architects, industrial designers, planners, etc., could do for humanity would be to stop working entirely. In all pollution, designers are implicated at least partially.

— Dans un environnement visuellement, physiquement et chimiquement saccagé, le mieux que puissent faire les architectes, designers industriels, planificateurs etc. qui souhaitent aider l’humanité serait d’arrêter de travailler totalement. Dans toute pollution, ils sont au moins partiellement responsables.

Ainsi parlait Victor Papanek en 1971 en préface de son ouvrage Design for the real world, Human Ecology and Social Change. Il est peu risqué de supposer que ces propos et les idées qui les ont commandés étaient encore antérieurs. Celui qui fut distingué à la fin de sa vie par la Fondation IKEA aurait été bien inspiré de s’en tenir là. Hélas, il ajoutait ensuite :

— But in this book I take a more affirmative view: It seems to me that we can go beyond not working at all, and work positively. Design can and must become a way in which young people can participate in changing society.

— Mais dans ce livre, je développerai plus encore : mieux qu’abandonner totalement le travail, il me semble que nous pouvons travailler de façon constructive. Le design peut et doit devenir une façon dont les jeunes gens participent à changer la société.

Et voilà magnifiquement résumée l’intemporelle et apparemment indépassable contradiction du design, celle qui fait de lui une discipline simultanément consciente d’être une part du problème sans pouvoir se résoudre à ne pas être une part de la solution.

Quarante-sept ans plus tard, force est de constater que le saccage du monde dénoncé par Papanek n’a fait que s’accroître et que les designers se sont appliqués à y jouer un rôle actif.

Or, alors même que le dernier des Shadoks conviendrait qu’un remède qui n’a pas fonctionné quarante ans durant mérite d’être reconsidéré, l’espèce très particulière du designer, elle, s’entête. C’est ainsi que dans quelques semaines s’apprête à se tenir la seconde édition de la conférence Ethics by design, se présentant comme principale conférence française dédiée à la conception numérique responsable et sociale.

Par ce texte nous entendons dénoncer l’hypocrisie de ceux qui, prétendant analyser le désastre et lui chercher des solutions, le perpétuent et s’en nourrissent.

Entre l’époque qui a vu naître le livre de Papanek et la nôtre, une chose a changé : ce qui n’était qu’une lecture du monde parmi d’autres, celle de l’écologie politique naissante (Écologie et politique, d’André Gorz, paru en 1975) celle de la critique de la technique (Le Système technicien, de Jacques Ellul, paru en 1977) est maintenant, sinon communément admise, très largement discutée et prise en compte. Rares sont ceux qui dissocient encore le pillage frénétique de notre planète du système capitaliste qui structure la société occidentale moderne. Un peu plus nombreux, même si leur nombre décroît, sont ceux qui persistent à croire que la technologie produit des outils aux service de l’homme plutôt que des hommes au service de leurs outils.

De cette apparente évolution, l’homme contemporain un peu naïf serait tenté de se réjouir. Voilà enfin venue la prise de conscience ! Des décennies de tribunes et autres pétitions, initiées alternativement par des scientifiques, des climatologues, des stars de télévision, des carriéristes de la catastrophe et signées par des citoyens désœuvrés auront fini par porter leurs fruits. Hélas, ce serait ne pas voir que le monde dans lequel on vit ne reconnait les problèmes que pour leur substituer aussitôt des solutions factices, remettant le moins de règles en cause possible. Ainsi prospèrent la recherche d’un capitalisme vertueux, les thèses d’une décroissance possible, ou plus récemment et pour les ascètes radicaux, des formes de “préparation au désastre” sous le nom de collapsologie, survalisme et autres mutations de ce qui demeure au fond la même catastrophilie docile et résignée.

Et le designer, dans tout cela ? Il nous faut déjà noter que le designer d’aujourd’hui, même s’il partage des traits communs avec le designer dont parle Papanek, en est aussi très différent. Il n’est pas anodin d’ailleurs que la conférence dont nous parlons plus haut précise qu’elle porte sur la “conception numérique” (même si en cela elle semble croire qu’il existe des portions du monde dont la conception échappe encore au numérique). Les différences s’expliquent que, plus encore qu’à l’époque de Papanek, le designer contemporain a été produit par ses outils : leur nombre s’étant sensiblement réduit pour ne bien souvent se résumer à la fin qu’à un ordinateur ou un téléphone, dispositif unique dont l’invisibilité tient à ce qu’il donne accès à tout le reste, le designer a lui-même été conçu numériquement. C’est un préalable que de le souligner et il est trop souvent oublié. Or cela oriente toute la suite, car le processus par lequel un être est formé (à travers son éducation, son environnement, ses outils) détermine sa capacité à lire le monde, une situation historique, un problème. Ce faisant, le designer du 21e siècle est dans une posture encore plus inextricable qu’auparavant, puisqu’il se trouve dans une dépendance apparemment absolue à ses outils, dispositifs techniques auxquels il est confronté non seulement dans l’exercice de sa fonction de designer, mais aussi lorsqu’il quitte son bureau pour reprendre sa vie non-professionnelle (soulignons en passant que la distinction entre ces deux temps de la vie tend à s’effacer et que ce n’est pas un hasard, mais il serait trop long de le développer ici).

Comment dés lors repenser le monde quand toute notre vie s’interface avec lui via quelques dispositifs qui nous paraissent indispensables, bientôt même naturels. Comment développer une pensée radicale dont la seule conclusion possible semble être qu’il nous faut renoncer à notre moyen de subsistance ? Comment imaginer des concepts allant à l’encontre d’un principe économique totalitaire en demeurant soi-même dépendant de ce même principe ?

Voilà l’équation impossible avec laquelle se débattent nombre de designers, certains d’ailleurs mus par une sincère bonne volonté. Voilà aussi la raison qui pousse tant d’eux à s’accommoder de ce qu’ils perçoivent comme un équilibre des forces inaltérable (ils vont parfois jusqu’à se flatter, à la manière d’hommes politiques, de faire preuve de pragmatisme). Car l’équation est impossible, le radical ne se trouve pas à mi-chemin, il n’y a de racines au milieu du tronc, l’imagination enfin, tout comme les mots, est captive du milieu dans lequel elle évolue.

On pourrait se dire que c’est triste. Que les pauvres designers qui, par intérêt ou par naïveté persistent à se brûler à un problème insoluble comme les papillons contre l’ampoule méritent peut-être un peu de pitié, de compassion, mais certainement pas d’être livrés à la vindicte. Ce serait ne pas voir à quel point ils perpétuent ce qu’ils prétendent combattre. Car, plus ou moins consciemment, en préemptant un problème sous un angle bien précis, en produisant un discours uniformisé et recyclé, en fournissant un cataplasme temporaire, ils prolongent le désastre. Que des initiatives en apparence radicales reçoivent tant de soutiens d’institutions et de médias devrait pourtant interroger quiconque d’un peu sensé. Il n’en est rien.

Peu nombreux ont été ceux à dénoncer l’émergence du bio dans les grandes surfaces. Qui ne voudrait pas de fruits et légumes débarrassés de leurs pesticides ? Précisément ceux qui avaient compris que c’est la catégorisation de bio elle-même qui allait permettre non pas un remplacement progressif du non-bio par le précédent, mais au contraire la création d’un nouveau marché, destiné à cohabiter sinon à accroître le développement encore plus intensif de la production conventionnelle… puisque maintenant compensée par le bio.

Il en va de même pour le design éthique. Les designers, pourtant habitués à voir les contreformes, à organiser le vide, devraient être les mieux placés pour s’alerter de ce que l’on ne nomme pas.

Or si l’on se met soudainement à désigner une fraction du design comme étant éthique, que dit-on en creux du reste du design ? Est-ce vraiment ce que l’on souhaite ? N’a-t-on pas assez de recul sur les travers de l’hyper-spécialisation qui exigeant une expertise sans cesse plus poussée, isole celui qui y souscrit dans une connaissance et un rapport au monde toujours plus parcellaires ? Ne sommes-nous pas précisément dans une période qui exigerait de tous une dé-spécialisation ? Si nous croyons tant que le designer doit cesser de travailler, c’est car nous pensons qu’il lui faut cesser de se penser comme designer. Il n’y a pas plus de designers qu’il n’y a d’utilisateurs et c’est n’avoir véritablement rien compris que de croire adhérer à notre propos pour immédiatement après revendiquer un design humain, spéculatif, de fiction… Ajoutons qu’une tendance qui se choisit comme héraut un ancien design ethicist de Google, sans que ni l’existence de ce type de poste dans cette entreprise, ni le fait que l’ex-employeur ne trouve rien à redire à la croisade de l’ex-employé devrait rendre sceptique même le plus anesthésié des designers.

Notre conditionnement d’êtres produits à une époque moderne où chaque problème a sa solution (technique) nous inciterait à souhaiter que cet article se termine lui aussi sur des solutions. Vous vous en doutez, il n’en sera rien. Non pas que nous désirions garder pour nous quelque savoir secret. La vérité serait plutôt que nous sommes dans une quête inachevée, ingrate, personnelle mais non personnifiée, dont il n’y a hélas pas grand chose à dire pour l’instant. Au final, ce que nous souhaitons déclencher par ce texte, c’est du temps gagné et un sursaut d’humilité. Pour que, dans quarante-sept ans, quelqu’un n’ait pas de nouveau à écrire que le désastre s’est aggravé comme prévu, mais qu’heureusement et cette fois c’est la bonne, les designers ont la solution.

Car les réserves naturelles sont l’apanage des espèces vouées à la disparition, sus à l’imposture, sus au design éthique, sus au design !

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Design non éthique

Sus à l’imposture, sus au design éthique, sus au design.