Conversations — 1
Nous avons reçu par email une liste de questions, de réactions, d’étudiant·e·s, suite au partage de nos textes lors d’un cours.
Puisque que nous n’aimons rien de plus que les étudiant·e·s (ce qui nous amène d’ailleurs à les considérer comme des êtres humains pensants, plutôt que comme des étudiant·e·s), nous avons pris le temps de rédiger des réponses.
Avec l’accord de leur professeur (quoi qu’on s’en serait sans doute passé s’iel avait refusé), les questions étant par ailleurs anonymes, nous en publions les réponses ici.
– Pourquoi êtes-vous si méchants? Après tout, certaines de vos cibles préférées semblent pleines de bonnes intentions. N’est-il pas souhaitable d’évaluer les initiatives à l’aune de leur sincérité, et pas à celle de leur efficacité future ?
On a beaucoup aimé cette question, d’ailleurs on n’a pas résisté à l’envie d’en poster le début sur twitter. On l’a beaucoup aimée car elle semble simple, presque enfantine avec le terme de méchants mais elle met en réalité le doigt sur quelque chose de central, pour notre collectif comme pour beaucoup d’autres luttes… et la société toute entière en vérité. Pour autant nous n’avons pas réussi à nous accorder sur une seule réponse, donc voici différents points de vues du collectif :
- Moi je ne crois pas que l’on soit méchant·e·s. D’ailleurs je crois qu’accepter l’idée que l’on serait méchant·e·s, ça reviendrait à pérenniser une posture, ce dont on ne veut pas. Ça deviendrait un style et si nous avons bien un ton en revanche le jour où on aura un style il faudra qu’on songe sérieusement à dissoudre le collectif. Ceux qui disent qu’on est des trolls, ou des manipulateurs à côté de la plaque, comme repris dans notre bio, le disent pour évacuer notre critique à moindre frais car elle les met dans un inconfort intellectuel.
- J’suis pas d’accord avec mon comparse du dessus. Moi j’assume la méchanceté. La gentillesse est un privilège de puissants (j’allais dire de mecs), c’est comme quand Macron fait la leçon à un·e prolo qui l’interpelle en lui disant de rester calme. Bien sûr que lui il peut être calme. Il fait ses petits déplacements, il est entouré de son SDLP, le moindre péquin qui lève le petit doigt se retrouve en garde à vue. Évidemment que lui il est relax mais en face les gens ils ont pas le temps, plus la patience pour s’exprimer calmement, gentiment, en mettant les formes, parce qu’iels parlent de leur vie et qu’iels le verront qu’une seule fois le président (d’ailleurs j’suis même pas sûre qu’iels en attendent quoi que ce soit les prolos qui alpaguent Macron). Moi j’ai plus le temps de mettre les formes (drôle d’ailleurs quand on y pense d’un point de vue design). Ça m’amuse la façon dont on écrit, on est coquins, faut bien qu’on prenne du plaisir à pondre nos textes et discuter entre nous, mais moi en vrai j’ai la hargne. Au final la question de la gentillesse ou de la méchanceté, c’est un peu une extension du débat violence — non violence (Gelderloos à confronter avec le bouquin du Collectif Désobéissances libertaires à l’ACL par exemple). Il faut une diversité des tactiques — qui ne veut pas dire spécialisation ou répartition des rôles à outrance, attention — et nous, on privilégie la plupart du temps un truc un peu offensif, narquois. J’allais dire qu’on pourrait presque être complémentaires de Designers éthiques mais c’est même pas sûr, ou alors ça dépend desquels, car elleux souvent iels prolongent ce que nous on essaye de saborder, ce sont des réformistes ha ha !
- Alors moi la question de la méchanceté ou pas je m’en fous un peu, c’est un ressenti extérieur et on sait bien qu’on ne peut pas disputer le ressenti de quelqu’un·e (++1) surtout en période de polarisation du débat. En revanche c’est la seconde partie de la question qui m’intéresse, surtout les termes de sincérité et d’efficacité. Bizarrement en temps normal j’embrasse beaucoup plus le premier (sensible) que le second (managérial) mais ici c’est l’inverse. Mon point c’est que la sincérité peut mener au pire (ou au statu quo, ce qui est une forme de pire en plus fourbe). L’enfer est pavé de bonnes intentions dit la maxime, eh bien la décharge d’Agbogbloshie est remplie de choses que l’on doit à des designers et des ingénieurs sincères, ce qui pour les gens qui y vivent ne fait pas grande différence je crois. Après je comprends tout à fait que ce soit déstabilisant de voir des gens sincères se faire tomber dessus et on en arrive vite aux «c’est mieux que rien» ou «il faut bien commencer quelque part» ou encore «ok mais vous, vous faites quoi ?». Peut-être que nous on n’a pas encore assez expliqué pourquoi non c’est pas mieux que rien, pourquoi devoir commencer quelque part ça veut pas dire pouvoir commencer n’importe où et enfin, pourquoi souscrire à cette surenchère de l’action démonstrative et opposable (dont dérivent les termes activisme et activistes qu’on n’aime pas trop je crois) c’est encore faire le jeu de celleux qu’on affronte. On le voit pour la technique, les outils embarquent, comme encodé dans leurs usages possibles, une partie de la philosophie qui a présidé à leur existence et du contexte qui les a vus naître : on te met un fusil d’assaut entre les mains, tu vas pas t’en servir pour creuser le sol et planter des carottes (ce serait possible, inefficace mais possible), non, tu as envie de pointer un machin et de tirer dessus. Je pense qu’il en va de même du commencement d’une démarche un peu radicale ou critique, si les fondations sont pas claires et bien posées, ça donne très vite quelque chose de mou dont tout le monde peut s’accommoder et dans lequel tout le monde peut se reconnaître. J’ajouterais qu’il ne s’agit pas d’être radicales et pour être exclusives et se faire mousser, mais bien d’être radicales pour tracer une ligne claire entre ceux qu’on peut considérer comme des allié·e·s, dans leur diversité, et celleux à qui on s’oppose frontalement et de manière irréconciliable . C’est pour ça que pas mal de mouvements d’avant-garde ou politiques ont eu besoin de textes fondateurs (qu’ils les appellent manifeste, rapport, lettre, appel). Nous on n’a pas fait de manifeste car on veut pas se prendre au sérieux, même si nos motivations le sont, on a fait un tract, essentiellement motivé à l’origine d’ailleurs par le refus de remettre en cause l’impératif économique de notre double maléfique (ou bénéfique ?).
(après recherches la phrase exacte était : Comment faire en sorte que notre réflexion ne reste ni un vœu pieux ni une attitude de stigmatisation de l’entreprise et de son impératif économique ?) Bon ben voilà, tu lances un collectif sur ces bases là, tu sais que tu ne feras jamais rien d’autre que de l’accompagnement doux, de la psychothérapie pour professionnel·le·s névrosé·e·s ou boîtes nuisibles qui ne peuvent pas vraiment renoncer à leur business. Nous on ne voit pas pourquoi l’impératif économique ne devrait pas être stigmatisé (+1 surtout quand lui ne se gêne pas pour stigmatiser : les chômeuses chômeurs, les précaires, les gens qui ne sont rien). - Comme les tartines ont déjà été posées par les collègues moi j’vais juste vous mettre la chanson de Fugain parce que je trouve qu’on a un peu oublié cette idée de retraite à vingt ans et que c’est dommage:
– Le design éthique n’est-il pas un mal nécessaire (une approximation temporaire acceptable) à la progression des approches conscientes des enjeux écologiques et éthiques dans le champ du design?
A-t-on des exemples de maux nécessaires temporaires qui n’aient pas été pérennisés (transformés en business juteux, digérés par ceux qu’ils prétendaient critiquer), qui n’aient pas prolongé le désastre, ou bien souvent, les deux à la fois ? Ce qui nous chagrine vraiment c’est qu’on a l’impression de lire des machins moins radicaux que ce que Papanek écrivait il y a cinquante ans et qu’on a pourtant maintenant cinquante années de recul pour analyser en quoi ça n’a pas marché (nous on pense que non seulement ça n’a pas marché, mais que ça a, a maxima accru le désastre, a minima contribué à faire perdre un demi-siècle à la profession et à la critique). Un point d’incompréhension probable est que nous développons une pensée qui a, n’ayons pas peur des mots, une portée révolutionnaire (pas toujours aussi nettement exprimée dans nos écrits, mais centrale dans nos amitiés, nos discussions, nos lectures). C’est à dire que nous ne souhaitons pas accommoder la situation à la marge… et pourtant nous le faisons aussi ! il y en a dans le collectif qui participent à des initiatives qui pourraient passer pour des petits pas : recréer des micro-solidarités locales, regagner en autonomie sur des détails, améliorer le quotidien (même consumériste) de gens qui sont à la dèche — ou de nous-même. C’est juste qu’on ne fait pas reposer notre réflexion là-dessus, on n’en fait pas la clef de voûte de notre action, on ne s’en vante pas car on pense que c’est négligeable. Ajoutons que développer une approche consciente des enjeux écologiques et éthiques du design nous paraît devoir être dans le tronc commun de la formation de tout·e designer (et l’a longtemps été d’ailleurs, il suffit pour s’en convaincre de lire quelques vieilles et vieux pédagogues du design), sans qu’on l’affuble pour cela d’une adjectivation à la mode autorisant toutes les impostures.
– Où vous semble-t-il possible d’agir réellement en tant que designer? Il semble que plus gros est le projet, moins les possibilités d’être cohérent·es sont nombreuses / plus petit est le projet, moins son impact réel est fort. Vers quels projets doit-on se tourner pour être véritablement levier de changement?
Il y a un tweet qui nous a fait rigoler dernièrement du compte @neuroticarsehol (qu’on considère être en partie un alter ego qui aurait viré shitpost complet — même s’il a un linktree bien fourni et plus sérieux)
Voilà bien résumée une des tentations pour qui est à notre place, privilégiée bien que précaire (on a quelques profs vacataires dans le collectif) et qui serait de dire «c’est facile, ne bossez pas pour des connards !». On pense, sans certitude, que le meme du dessus est une pique adressée à Mike Monteiro, un designer bien connu qui a fait de son hobby de donner des leçons à tout le monde en utilisant des gros mots un job à temps plein et qui vend un bouquin nommé Ruined by design… sur Amazon. Le reste du temps il interpelle @Jack sur twitter pour lui faire avouer à quel point sa plateforme c’est de la merde. Soit dit en passant, on n’a pas encore vraiment d’équivalent à Monteiro en France, donc s’il y a un·e opportuniste dans la salle, fonce, il y a du fric à te faire.
Notre réponse plus sérieuse : pour agir réellement il faut d’abord cesser de se considérer en tant que designer (ce qui est vrai d’ailleurs pour toutes les autres professions à tendance essentialiste). On sait que c’est dur quand on est en fin d’études / début de carrière car ce sont des moments de votre vie où tout vous incite très fort à vous définir par ce que vous étudiez / ce dans quoi vous bossez. Une fois que cela est fait, il est parfois possible de réaliser que l’action réelle se trouvait à portée, mais qu’elle n’impliquait pas ou peu nos compétences en design (et ça se trouve, on la faisait déjà). Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas conserver le design comme gagne-pain, aussi longtemps que votre conscience, le marché de l’emploi et la défaite de la révolution le permettront. Il est peu probable que votre job de designer change le monde, mais s’il vous permet de survivre, c’est déjà ça. L’important est d’être sincère avec soi-même : si on croit qu’on change le monde dans son job alors que pas du tout, on est peut-être moins enclin·e à se rapprocher de lieux ou de pratiques de lutte en dehors.
Enfin et pour conclure, on pense que toute éthique existe dans un cadre, et qu’en ce qui nous concerne ici, le cadre est rarement voire jamais nommé, détaillé. Or nous, on pense que le cadre dans lequel agit le design (que ce soit en école supérieure ou dans l’activité professionnelle) est fondamentalement anti-éthique et qu’il est donc vain et mensonger de prétendre faire du design éthique à l’intérieur de celui-ci. C’est pourquoi, d’après nous, qui veut un jour pouvoir refaire du design (qu’iel l’appelle design éthique ou peu-importe) doit d’abord analyser et comprendre le cadre, le désigner publiquement pour en admettre et en faire admettre l’existence dans des termes sur lesquels on puisse s’accorder et enfin, lutter contre ce cadre qui nous empêche. Si vous pensez que ce cadre se détermine par le mot capitalisme, vous n’avez pas complètement tort mais déjà un train de retard, aujourd’hui il se pare plutôt des mots transition, renouvelable, anthropocène, inclusif et bien entendu, éthique.
– Êtes-vous des designers radicalisé·es? La radicalité ne serait-elle pas contre-productive (car inacceptable, inaudible) ?
Bon là dessus on pense que ce qu’on a déjà répondu jusqu’ici ne laisse guère de doute. Précisons tout de même que pour nous (et pour l’étymologie), la radicalité est un retour vers le centre de gravité, l’origine et donc un approfondissement plutôt qu’un éloignement ou une simplification. Il est d’ailleurs amusant que pour une profession qui clame souvent qu’il est compliqué de faire simple (formulation qui revient à valoriser la forme simple dont la conception aurait nécessairement été complexe… alors que c’est souvent faux), les critiques radicales qui lui sont adressées se trouvent souvent balayées pour cause de simplisme (ici la simplicité devenant subitement négativité, nécessairement attribuable à des personnes qui n’auraient pas saisi la complexité du monde… alors que c’est souvent faux).
Évidemment, dans une posture réformiste (et donc à travers une expression écrite ou orale qui traduirait cette volonté) la non-radicalité au bénéfice du compromis peut sembler plus efficace (et si on parle de plan de carrière, elle l’est). Mais ce terme même d’efficacité mérite d’être interrogé, ça veut dire quoi efficace ? Sur quelle échelle (géographique, de temps, d’idées) se situe-t-on pour évaluer l’efficacité ? D’ailleurs cette tentation de vouloir évaluer l’efficacité, de la quantifier comme tout le reste, d’où nous vient-elle, est-elle souhaitable ? Dans son texte Industrial society and its future, Theodore Kaczynski — qui ne doit pas être pris pour exemple bien qu’un des rares contemporains à avoir joint le geste à la parole — dit que la recherche de l’efficacité pour la cause est une erreur qui finit toujours par dissoudre la seconde au profit du système qui permet la première (dans son texte, le système techno-industriel, thèses 200., 201., 202.) . Être radical·e pour nous, c’est se poser toutes ces questions, essayer de construire des réponses pour certaines d’entre elles, admettre que l’on ne sait pas le reste du temps, faire confiance à nos intuitions et à la part sensible que chacun·e d’entre nous renferme. Tout cela sans nous interdire d’émettre parfois des avis relativement catégoriques dont la fonction est autant de tenter une synthèse que de faire réagir (précisons que le doute généralisé sous la forme du scepticisme-relativiste ou le non-agir étendu comme non-pensée sont d’autres pièges neutralisants de l’époque).
– ne craignez-vous pas, en vous attaquant si durement à certaines positions (peut-être insuffisantes mais sincères) de “désactiver” le désir que certain·es pourraient avoir de s’exprimer sur ces thématiques (écologie, éthique, etc.)
Si ce qu’on écrit laisse à penser à certain·e·s que tout est perdu d’avance, alors oui, on aura raté ce qu’on espérait provoquer. Si on peut faire en sorte que certain·e·s d’entre vous s’épargnent la lecture de Pierre Rabhi ou Pablo Servigne pour aller directement à André Gorz ou Hannah Arendt, alors on aura réussi et vous, vous aurez gagné 10 ans dans votre réflexion. Ce que l’on cherche à éviter ce sont les désillusions tardives, même si on sait que la transmission de l’expérience est mission impossible. Pour le dire autrement, on écrit ce qu’on aurait aimé lire lorsqu’on était étudiant·e·s (même si alors, nous l’aurions sans doute reçu de façon un peu douce amère, du style “qui sont ces gens qui ont l’air bien sûrs d’eux, on doit pouvoir faire autrement, il doit y avoir un chemin de traverse qu’iels n’ont pas trouvé… mais quand même, et s’iels avaient un peu raison ?”). Nous ne pensons pas être désabusé·e·s, au contraire certain·e·s de nos ami·e·s nous taxent d’idéalistes car pour elleux, le champ du design est à déserter purement et simplement et les étudiant·e·s de ses formations, une cause perdue (on exagère un peu, ne nous tapez-pas si vous vous reconnaissez). En revanche il est vrai qu’on ne travaille pas particulièrement à être aimé·e·s, mais reconnaissez qu’il y a suffisamment de gens aujourd’hui qui cherchent à être vos amis pour que vous n’ayez pas besoin d’un énième doudou factice en plus. Non, nous on est là pour clarifier les désaccords et les rendre indéniables, car c’est à cette condition seulement que l’on commence à réfléchir et à y voir plus clair.
Sachez enfin et en guise de conclusion à toutes nos réponses que l’on vous aime, que l’on vous estime, que l’on ne vous prend pas pour des idiot·e·s (contrairement à beaucoup qui sont peut-être plus agréables à lire) et surtout, qu’on est vraiment gentil·le·s, particulièrement par mail, alors écrivez-nous si vous voulez échanger ou si vous avez des questions, surtout qu’il se peut qu’un jour on fasse sauter notre compte twitter.
L’image de têtière de cet article est extraite des Lascars du LEP électronique (1986), un documentaire et un épisode que l’on vous invite chaudement à (re)découvrir :
https://vimeo.com/13315840
Leurs tracts ont fait l’objet d’une réédition, Vous ne pouvez rien faire contre nous, nous vous empêchons de vieillir : https://www.editionsducommun.org/products/vous-ne-pouvez-rien-contre-nous-nous-vous-empechons-de-vieillir-des-lascars-du-lep-electronique
Où sont les lascars aujourd’hui ?